Chaque jour compté du confinement du printemps 2020, les Souffleurs ont partagé un petit texte d’écriture de guérison.
Retrouvez la compilation des textes directement sur cette page.
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JOUR 55 - Dernier
jour de
confinement
Nous voilà, embarrassés de nos corps comme de grands adolescents, embarrassés aussi de
la morphologie hybride que nous formons, avec son filet de regards et ses silences empruntés, sa tête contrariée et fortement contradictoire.
Nous voilà, avec pour toute tentative nos mouvements à étouffer dans l’œuf, et nos yeux pour photographier tous ceux qui nous entourent en nous disant que c’est utile, que c’est ce qu’il faut faire et rien d’autre, et rien de plus.
Nous voilà, animal aux cœurs multiples, au battements cacophoniques, aux pulsations ravalées, aux pensées embrouillées, aux violences diffuses, nous voilà prenant vaguement conscience de nous, souriant vaguement quand nos regards se croisent.
Animal en danger mais animal en vie, nous fabriquons une fierté au cœur de notre déception : nous fabriquons une histoire.
Nous fabriquons l’idée d’un geste.
Nous inventons une avancée. Une marée méritoire. Nous résistons encore un peu à la tentation de dispersion, aux appels du vide.
Mariette Navarro – Nous les vagues – p.32 - Édition Quartett / Théâtre - 2011
JOUR 54
J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j'aurai vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être approprié. L'espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête.
Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s'infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n'y aura plus écrit en lettre de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».
L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes :
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
Georges Perec in Espèces d'espaces, Ed. Galilée, 1974
JOUR 53
Merci au cheval aveugle
à la crinière musicale,
merci à la lenteur,
à l’œil qui marche
sous nos draps,
merci à l’ensommeillement,
au cri de la colère,
merci aux âmes
qui chantent la mélancolie,
merci au miracle
du proche sur le lointain,
à l’école buissonnière,
merci au désert,
à cet amour qui renaîtra
comme un zeste de neige
sur notre embaumement
Dominique Cagnard - Anthologie "Du courage" Printemps des Poètes 2020
JOUR 52
Je n’ai que ce rêve à vous offrir : descendre dans le paysage.
Vers le réel trouver passage par les ornières et le bourbiers, les ronces, les haies,
les branches basses, l’arbre au travers du chemin. Par les talus, les ravins, les fossés.
Trouver passage par le crachin, le vent, l’orage aussi.
Par ce qui mouille, essouffle et griffe, surprend, se défend, se dérobe ou promet.
Trouver passage par les odeurs d’humus et le chemin frayé dans le parfum des baies.
Par la brume flâneuse et le soleil frileux, la clairière surprise à son bain de lumière,
l’envol d’un cri dans le fourré voisin.
C’est un rêve modeste qui s’incarne dans le froissement d’ailes, si près de la caresse,
le bois qui craque sous le pied, la feuille tombée dans le trou d’eau d’un pas.
Je n’ai que ce sentier d’automne à vous ouvrir à travers tant de vacillements et d’immobilité.
Il passe par la source discrète, aux lèvres martelées sous le sabot des bêtes.
Par la souche et l’écorce, l’acacia vermoulu des clôtures oubliées, l’escargot, la limace, l’étonnement de l’effraie.
Il passe par la main qui tâtonne aussi, le pied qui se risque, le geste qui épouse, par la pente et la faille, le détour et la halte.
Par le vertige, la fatigue et la faim.
Et par le corps engagé dans le bois tendre du monde comme un coin.
Il passe par le vieux Pan sommeillant en tout marcheur frustré.
Pour descendre dans le paysage, vers le réel trouver passage, je n’ai rien à vous offrir d’autre que l’étreinte d’un sentier.
Michel Baglin – Sentier d’automne – Édition L’herbe qui tremble - p.57
JOUR 51
Nous n’avons rien à dire aux ombres
qui ont cherché refuge en nous
elles parlent si bas qu’on ne les entend pas
elles parlent une langue étrangère, inconnue,
elles donnent des fêtes énormes
et parfois en ouvrant une porte
sur un escalier sans issue
un air nous envahit, délicieux, absurde
qui n’est certes de nulle part
Benjamin Fondane, au temps du poème in
« Le mal des fantômes » - Éditions Verdier poche
JOUR 50
Maintenant que nous voyons
ce que nous ne pouvons pas toucher,
que nous voyons là où nous ne pouvons pas aller,
nous n'avançons pas pour voir,
mais nous voyons pour avancer,
nous ouvrons les yeux pour nous déplacer.
Nous projetons nos yeux pour tourner tout autour de nous et aller jusqu'à l'horizon.
Nous avons mis notre corps et nos jambes dans nos yeux.
Nous sommes partis avec eux.
Jean Luc Parant "les yeux au monde"
Éditions Fata Morgana
JOUR 49
Je ne comprends pas la distance.
Comment comprendre l’espace
qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes
qui manquent à ma pensée ?
Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire?
Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde
si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole ?
Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies
Ton existence et la mienne.
Roberto Juarroz 6éme poésie verticale 1976 traduction Roger Meunier
Éditions Documents spirituels Fayard
JOUR 48
Souviens-toi du sourire le plus tendre qu'on t'ait jamais donné.
Réponds à ce sourire, rends-le.
Donne-le toi aussi, donne-le à tous, à personne, au vent, à la nuit…
Souris, souris dans ce souvenir.
Souris de ce sourire-là.
Rentre entier dans tes lèvres apaisées, dans ce soulagement.
Sens comme il éloigne de toi le poids de tes épaules, le gris des choses, comme il ouvre ta gorge en grand, où l'air secourable pénètre jusqu'au ventre.
— De ses lentes vagues calmes, émerveillant de grâce, il gagne toute ta chair et s'étend sur ton monde tel un soleil couchant qui inonde de douceur les plaines de sa lumière
dorée
et fait s'épanouir sur la terre de longues ombres pâles et reposées.
Valérie-Catherine Richez - Petite âme II - Inédit
JOUR 47
Ah camarade ma main il ne faut pas que tu la lâches.
Vraiment, camarade, camarade aux cheveux épars, ma main il faut que tu la gardes.
Ma main, il faut que tu la serres, pour que circulent encore les mots que je te dis.
Il faut que tu la tiennes comme au fil de l’histoire je tiens.
Ne coupe pas le fil qui relie à l’histoire, ne coupe rien : le fil il faut le garder entre les dents, le fil, le filet, le filet d’air vital.
L’air joyeux du surgissement il faut encore le fredonner. Il faut encore le tendre entre le ventre et les dents, l’air de victoire.
Je n’entends rien, ma camarade, est-ce que tu t’es découragée de fredonner ?
Est-ce que tu as perdu notre air ?
Ah les poumons il faut que tu les gardes prêts à l’emploi et prêts à accueillir le monde.
Ah camarade les poumons il faut que tu les garde en ordre : c’est par là qu’on se gonfle, c’est par là qu’on se hisse au sommet des montagnes et au sommet des vagues.
Mariette Navarro – Nous les vagues – Édition Quartett / Théâtre - 2011
JOUR 46
Le vide absorbera la joie aux commissures
Je prends le ciel à la gorge
Je prends son cri et son silence
Je prends ses giclées de béton
Sa pluie d’encre féconde
Ses semelles d’aube claire
Je prends ses arrivées ses lignes
Et son tourment et ses ombres
Je prends
[Tout]
Anne Calas, « Val cosmique » in « III. Sans faille, la vie nouvelle », Déesses de corrida, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2019, page 117
JOUR 45
Le monde est fini, le voyage
commence,
Y a-t-il encore un soleil
quelque part ?
Nous avons peur de la vie,
nous avons peur de la mort,
de toutes ces vieilles chansons
de nourrice.
Nous portons avec nous
le poids d’une race d’ancêtres
qui ont trop aimé cette terre
pour ne pas la haïr
Nous sommes issus de la pierre
lourde et sauvage,
nous fûmes des rocs, des racines,
jamais oiseaux, jamais nuages–
Feuilles des cimes
Les dieux–ah ! Sont morts.
Nous cherchons
des hommes. Des hommes
Qui n’aient pas peur d’achever
Ce qui reste des dieux
Benjamin Fondane - « Ulysse » in Le mal des fantômes ed. Verdier Poche
JOUR 44
Nous nous plaindrons de nos fatigues une autre fois
nous pleurerons de nos larmes
plus tard
ou que d’autres pour nous le fassent
après notre mort
en attendant
la clarté nous demande
habitons notre veille
comme un voilier le vent
et refusons de marcher
à côté de nos rêves
dans la foison des gestes
il y a la main qui tombe
et la main qui décide
de ramener à soi dans la nuit
les restes d’un soleil épars
pour en couvrir le froid
la mort est notre pain :
qu’elle donne soif des rivières
et du chant
qui en est le souvenir de la parole
ne mendions rien prenons voraces
ce qui ne se possède pas
tous les élans du cœur
toutes les étreintes
les rires qui montent dans la gorge
comme des silences dans la brume
qui dorment sur l’étang
comme aussi bien ces fruits dormants
dans la bouche des amants
et comme la main tendue
par l’inconnu qui nous relève
l’inconnu à face d’homme
ou l’inconnu sans visage
qui paraît dans les couleurs du jardin
ou le galop d’un cheval sous le vent
J.P. Siméon / Levez vous du tombeau p.53 / Gallimard
JOUR 43
folie -
folie que de -
que de -
comment dire -
folie que de ce -
depuis -
folie depuis ce -
donné -
folie donné ce que de -
vu -
folie vu ce -
ce -
comment dire -
ceci -
ce ceci -
ceci-ci -
tout ce ceci-ci -
folie donné tout ce -
vu -
folie vu tout ce ceci-ci que de -
que de -
comment dire -
voir -
entrevoir -
croire entrevoir -
vouloir croire entrevoir -
folie que de vouloir croire entrevoir quoi -
quoi -
comment dire -
et où -
que de vouloir croire entrevoir quoi où -
où -
comment dire -
là -
là-bas -
loin -
loin là là-bas -
à peine -
loin là là-bas à peine quoi -
quoi -
comment dire -
vu tout ceci -
tout ce ceci-ci -
folie que de voir quoi -
entrevoir -
croire entrevoir -
vouloir croire entrevoir -
loin là là-bas à peine quoi -
folie que d'y vouloir croire entrevoir quoi -
quoi -
comment dire -
comment dire
Samuel Beckett
In Poèmes
Les Editions de Minuit
JOUR 42
...Comme un lièvre il s'est mis à zigzaguer; un mot résonnait dans sa tête: "sauvage".
Et si tout redevenait sauvage?
Si les maisons s'écroulaient et dans l'instant devenaient des ruines comme celles du bois? Si les rochers se remettaient à rouler, les arbres leur reparler, le soleil les commander.
Si s'en était fini des hommes qui forçaient les choses à rester immobiles et à se taire, que même les bêtes crieraient davantage et qu'elles leur diraient quoi faire et qu'on devrait leur
obéir sinon elles les tueraient!
Sauvage comme avant, sauvage comment, comme un cri, comme un loup, et soudain il sentit sous ses pieds les pierres s'affoler, trembler par secousses dans une terre agitée et lui, lui
aussi il allait redevenir sauvage...?
Hélène Lanscotte
In Portraits sauvages - Editions L'Escampette
JOUR 41
Ce matin devant la vitre gauche, une araignée suspendue à un fil invisible faisait sa gymnastique.
En regardant la petite noiraude descendre et monter dans l’air blanc, j’ai pensé qu’elle et moi, nous avions reçu même don d’existence.
J’étais d’humeur chiffonnée, mal réveillé.
Elle, elle dansait.
De la vie qui nous était semblablement donnée, elle faisait à cet instant une plus belle œuvre que moi.
Cette note est un peu longue, je la résume : ce matin j’ai pris un cours de danse avec une araignée, et cet après-midi je m’en porte mieux.
Christian Bobin – Autoportrait au radiateur – Edition Folio - p.117
JOUR 40
« J’ai été ailleurs, fait autre chose, été dans un trou, j’en sors à l’instant, je me suis peut-être tu, non, je dis ça, pour dire quelque chose, pour pouvoir continuer encore un peu, il faut continuer encore un peu, il faut continuer encore longtemps, il faut continuer encore toujours (…) il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »
(1949) - Samuel Beckett
L'innommable
Gallimard
JOUR 39
Reprenons
l’utile chemin patient
plus bas que les racines
le chemin de la graine
Le miracle sommaire bat des cartes
mais il n’y a pas de miracle
Seule la force des graines
selon leur entêtement à mûrir
Parler c’est accompagner la graine
jusqu'au noir secret des nombres
Aimé Césaire - chemin
In Moi, laminaire… - 43
La Poésie - Ed. Du Seuil - p 440
JOUR 38
Ferme les yeux
Pour l’instant, fais au fond
comme si tu n’étais pas vraiment là.
Peu importe
ce qui se tient derrière la porte :
le monstre ?
la fée ?
Ce qu’il te faudra juste,
quand elle s’ouvrira,
c’est un simple réflexe.
Alors, pour l’instant,
n’y pense pas,
cela ne servirait à rien.
Essaye plutôt d’être ailleurs,
loin,
l’air dégagé,
l’air de rien,
tu connais ça.
Franck André Jamme - Mantra box
Éditions de la revue Conférence, 2011
JOUR 37
Maybe there is one house
in the city where the gate opens
for ever this morning at the
touch of the sunrise,
where the errand of the light
is fulfilled.
The flowers have opened
in hedges and gardens
and maybe there is one heart
that has found in them this
morning the gift that has
been on its voyage
from endless time.
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Peut-être qu'il existe une maison
dans cette cité dont la porte
s'ouvre pour toujours ce matin aux
rayons du soleil levant, et leur
message de lumière est accompli.
Les fleurs se sont ouvertes dans les
haies et dans les jardins, et peut-être
qu'il existe un cœur auquel
elles ont révélé ce matin le don
qui cheminait à travers les siècles.
R. Tagore / L'offrande lyrique suivi de La corbeille de fruits
Trad. de l'anglais Hélène du Pasquier / Poésies Gallimard
JOUR 36
Je vous prie d'être patient à l'égard de tout ce qui dans votre cœur est encore irrésolu,
et de tenter d'aimer les questions elles-mêmes comme des pièces closes
et comme des livres écrits dans une langue fort étrangère.
Ne cherchez pas pour l'instant des réponses, qui ne sauraient vous être données ;
car vous ne seriez pas en mesure de les vivre.
Or, il s'agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les questions.
Peut-être en viendrez-vous à vivre peu à peu,
sans vous en rendre compte, un jour lointain,
l'entrée dans la réponse.
Rainer Maria Rilke
Lettres à un jeune poète
Gallimard
JOUR 35
Il y a des portes
qui veulent être libres
de leurs gonds pour
voler avec de parfaits nuages.
Il y a des fenêtres
qui veulent être
détachées de leur
chambranle pour courir avec
les daims à travers les prés
de l’arrière- pays.
Il y a des murs
qui veulent rôder
avec les montagnes
à travers les premières
lueurs de l’aube.
Il y a des sols
qui veulent digérer
leurs meubles pour en faire
des fleurs et des arbres.
Il y a des toits
qui veulent voyager
gracieusement avec
les étoiles à travers
des cercles d’obscurité.
Richard Brautigan - Parcourons la nouvelle maison américaine
C’est tout ce que j’ai à déclarer - Œuvre poétique complète - Édition bilingue
Le Castor Astral Traduit par Thierry Beauchamp, Frédéric Lasaygues et Nicolas Richard.
JOUR 34
Je ne sais ce que j’ai, je ne puis plus rien t’écrire de ce qui n’est pas ce qui nous concerne seuls, nous dans la cohue de ce monde.
Tout ce qui est étranger à cela m’est étranger.
(…)
Ou le monde est bien petit, ou nous sommes gigantesques, en tout cas, nous le remplissons.
Lettre de Franz Kafka à Milena Jesenska
Franz Kafka, in Lettres à Milena,
Traduction d'Alexandre Vialatte,
L'Imaginaire Gallimard
JOUR 33
Que t'importe toute chose,
si nous pouvons brûler
chaque peine oh passion ! en chaque étoile,
si nous pouvons faire
de l'immense ciel noir
notre immense joie toute illuminée ?
Juan Ramón Jiménez
In beauté
Traduit par Bernard Sesé
Éditions José Corti
JOUR 32
Que deviens-tu ?
loin,
sur la piste savonnée du monde ?
Sais-tu que je ne t'oublie pas
Sais-tu souvent que riant ou sanglotant
j'ai pour témoin ta vie frontalière
Comment vis-tu ?
Es-tu heureux ? (...)
As-tu toujours sous tes épaules
ton épais manteau de tendresse humaine ?
Colette Peugniez
Lointains
Editions Seghers
JOUR 31
Il y aurait donc du courage à vivre les jours
À les considérer sans ordinaire
À les apostropher pour qu’ils ne laminent pas les vies
À leur clamer le poing levé que même des vents couchés se lèvent encore et encore
Hélène Lanscotte - DISTANCES - Inédit
JOUR 30
Tu sais, l'espace est infini,
tu sais, tu n'as pas à voler,
tu sais, ce qui s'est inscrit dans ton œil
approfondit pour nous la profondeur.
Paul Celan
In La rose de personne
Traduit de l'allemand par Martine Broda
Éditions Points
JOUR 29
Soif inextinguible.
Indépendante de l’acte de boire et de l’assouvissement.
Pur désir.
Soif de tout, de tous.
Mon besoin de tendresse est une longue caravane.
Alejandra Pizarnik, in Journaux, 1959-1971
Éditions José Corti - collection Ibériques, Trad. Anne Picard
JOUR 28
(...)
Au nord du monde
Dans mon sang tournevolte
À la criée du salut, nous voici armés de désespoir
Nous avançons, nous avançons le front comme un delta
Goodbye Farewell
Nous reviendrons, nous aurons à dos le passé
Et à force d'avoir pris en haine toutes les servitudes
Nous serons devenus des bêtes féroces de l'espoir
Goodbye farewell
Gaston Miron "'L'homme rapaillé"
Poésie Gallimard
JOUR 27
De cette feuille
dite vierge
que sortira-t-il
Un bouton de seringa
ou une fleur carnivore ?
C’est moi qui tremble
Abdellatif Laâbi
Poèmes périssables
Éditions de la Différence, 2000
JOUR 26
Je réponds de la vie je réponds d’aujourd’hui
Et de demain
Sur la limite et l’étendue
Sur le feu et sur la fumée
Sur la raison et sur la folie
Malgré la mort malgré la terre moins réelle
Que les images innombrables de la mort
Je suis sur terre et tout est sur terre avec moi
Les étoiles sont dans mes yeux j’enfante les mystères
À la mesure de la terre suffisante
La mémoire et l’espoir n’ont pas pour bornes les mystères
Mais de fonder la vie de demain d’aujourd’hui.
Paul Éluard « Le cinquième poème visible »
in Le dur désir de durer (1946)
Éditions Seghers
JOUR 25
Il suffit de poser le oui bien à plat devant soi,
sur la table ou la page, peu importe,
un oui en forme de fruit, de pas-grand-chose,
bouquet de fleurs, d’éteules, miettes de
nuages sur un buisson, grain de blé, brin
d’herbe, un oui qui ne se voit pas, qui ne croit
en rien d’autre que lui-même, décision simple,
geste intérieur, comme aller au-devant, ouvrir
grand les portes, les fenêtres, la phrase
ensuite s’occupe du reste.
Je cultive ce oui depuis mon enfance.
On a tenté de me l’arracher.
De le recouvrir et de l’enfouir.
Y renoncer, alors que je ne sais encore rien de
lui, ni son nom ni sa forme, eût été m’aveugler
du dedans, me crever les yeux de l ’âme.
Ce oui ne m’a jamais quitté.
Je ne peux pas dire grand-chose à son sujet.
II a parfois un visage de femme.
D’autres fois, c’est un parfum.
Une façon de marcher dans l’herbe, la
campagne, le vide dans les poches.
Dominique Sampiero in L’idiot du voyage,
Éditions L’Arbalète/Gallimard
JOUR 24
Tant de choses pèsent rongent nous meurtrissent
Tant de choses me fatiguent me maculent
Tant de choses usent ma ferveur
Endeuillent mon amour des êtres et de la vie
Mais si avant au long des stagnantes années
Ces coups morsures déceptions
Me maintenaient dans la souffrance
Parfois dans l’accablement
Un insurmontable désespoir
Je dois reconnaître que maintenant
Depuis que j’ai traversé la nuit
Ils n’ont plus le pouvoir de me corroder
Me vouer à la détresse
Me contraindre au refus
Tout au contraire
Soumis à une alchimie qui les transmute
Ils ne cessent de me nourrir
De transcender mon adhésion
De rendre plus grave est plus lucide
Le OUI par lequel j’accueille
Ce qui m’est consenti
Charles Juliet in Accueils
Éditions P.O.L ( 2011 )
JOUR 23
« (...)
Ne désire pas le savoir qui pèse
Celui qui nous emprisonne le regard
Nous, qui ne cherchons rien si ce n’est
L’épiderme de l’instant et la voix du vent,
en véloce volée
Ne désire pas être sinon cet animal
à la sève et aux yeux de feu
que rien n’apaise
regarde comme sa peau répète
l’énigme des étoiles et la chaleur des savanes,
Regarde comme son cœur connaît cette musique qui brûle dans l’antique nuit.
Ne cherche rien si ce n’est l’ombre
l’absence
le début du cercle qui nous sauve
nous, qui ne sommes rien sinon des animaux enivrés de lumière sur la rive du songe »
Maria João Cantinho « Ne cherche pas le vers grandiose »
in Voix vives, De Méditerranée en Méditerranée - Anthologie Sète
Éditions Bruno Doucey (2017)
JOUR 22
« Que ce soit le chant d’une lampe ou bien la voix de la tempête,
que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer, qui t’environne –
toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix,
dans laquelle ton solo n’a sa place que de temps à autre.
Savoir à quel moment c’est à toi d’attaquer, voilà le secret de ta solitude.
Tout comme l’art du vrai commerce c’est :
de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune. »
Rainer Maria Rilke
Notes sur la mélodie des choses
Traduit par Bernard Pautrat
Éditions Allia
JOUR 21
« Je suis secrètement devenue mon amante.
J’ai enlevé mon soutien-gorge,
Embrassé mes seins,
Caressé chaque pore de ma peau.
Lorsque mon corps me réveille
De nuit comme à l’aube
Je fais l’amour avec moi-même.
Dans ce désert solitaire
J’ai dû satisfaire
Ma soif d’une rivière
Avec une seule goutte d’eau. »
Taslima Nasreen
Femmes : Poèmes d’amour et de combat
Éditions Librio
JOUR 20
« Suppose
Que près de toi mes jours
Aient un cours trop rapide
Et que je te demande
De faire de mon temps
Un temps de végétal
Pas pressé de fleurir.
Suppose
Qu’un couple de mésanges
Cogne à notre fenêtre
Et que je te demande
De les laisser cogner
Jusqu’à qu’on nous parle
Un langage entendu.
Suppose
Que le ciel soit trop près
De nos corps extasiés
Et que je te demande
De lui faire accepter
Que ne nous voulons pas
L’avoir comme témoin.
Suppose
Que la mer ait envie
De nous voir de plus près
Et que je te demande
D’aller lui répéter
Que nous ne pouvons pas
L’empêcher d’être seule.
Suppose
Que je me laisse un jour
Marcher sur l’océan
Et que je te demande
De m’appeler pour voir
Si ton cri peut changer
Mes rapports avec l’eau.
Suppose
Que je n’ai rien à faire
Que d’attendre la nuit
Et que je te demande
De vouloir qu’elle arrive
Avec tout le retard
Que l’on peut mettre à vivre.
Suppose
Que nous soyons devant
La bougie allumée
Et que je demande
Si tu comprends pourquoi
Nous en avons besoin
Pour nous réinventer.
Suppose
Que le jour et la nuit
Confondent leurs horaires
Et que je te demande
De m’aider à trouver
Comment faire un matin
Quand il n’y en a pas.
Suppose
Qu’un ange rencontré
Nous offre un paradis
Et que je te demande
Que nous nous écartions
Et le laissions tout seul
Raconter son velours.
Suppose
Que la nuit me rejette
Quand je suis sans refuge
Et que je te demande
De me garder à toi
Pour affronter le noir
Sans redouter sa haine. »
Eugène Guillevic - Bergeries - in Autres -
Éditions Poésie Gallimard
JOUR 19
« Accepter de se regarder soi pour regarder le monde, ne pas s'éloigner, se poser là au beau milieu de l'espace et du temps, oser chercher dans son esprit, dans son corps, les traces de tous
les autres hommes, admettre de les voir, prendre dans sa vie les deux ou trois infimes lueurs de vie de toutes les autres vies, accepter de connaître, au risque de
détruire ses propres certitudes, chercher et refuser pourtant de trouver et aller démuni (...) marcher sans inquiétude et dire ce refus de l'inquiétude, comme premier engagement.
»
Jean-Luc Lagarce
Du luxe et de l'impuissance
Éditions Les Solitaires intempestifs
JOUR 18
« Nulle défaite n'est seulement faite de défaite-
puisque le monde qu'elle révèle est un
territoire dont on avait jamais soupçonné
l'existence »
William Carlos Williams in Paterson
Traduction Yves de Manno
Éditions José Corti (2005)
JOUR 17
« la lucidité
qui pousse parfois la porte
d'une manière si sauvage
que l’âme la prend
pour une autre
la facilité
oui et non
des moqueries
les maisons verrouillées
pétrifiées
de silences
vides
...
l'esprit
invité tout à coup à entrer
dans le corps d'une pensée
avec cette promesse
lui donner chaque jour
de quoi manger
la chance
qui fera le reste
l'impression
que quelque chose d'étranger
se balade maintenant
dans votre entendement »
Franck Andre JAMME
Au secret
Editions Isabelle Sauvage
JOUR 16
« Qui veult son corps en santé maintenir,
Et résister à mort d'épidémie,
Il doit courroux et tristesce fuir ;
Laissier le lieu où est la maladie,
Et fréquenter joieuse compaignie ;
Boire bon vin, nette viande user ;
Port bonne odour contre la punaisie,
Et ne voist hors s'il ne fait bel et cler. »
Eustache Deschamps (1340-1410)
Librairie de Firmin Didot & Cie
JOUR 15
« Ces jours qui te semblent vides
et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
(...)
Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr ! »
Paul Valéry-Palmes in Charmes
Folioplus Classiques
JOUR 14
« Prolonge le beau temps de ta parure.
Ensoleille-toi à l’astre de tes seins de soie
et attends la bonne nouvelle.
Ensuite,nous grandirons. Nous avons du temps
pour grandir après ce jour… »
Mahmoud Darwich
in Ne t’excuse pas
Actes Sud, 2006
JOUR 13
« Le matin je pleure
à cause de tout ce que nous avons perdu
puis en ouvrant la fenêtre
je me sens moins triste
nous n’avons perdu que très peu me dis-je
seulement l’étendue qui était en nous
avec ses plaines et ses vallées
seulement l’étendue
mais il nous reste la fenêtre »
Jean Portante
Ouvert fermé
Éditions PHI/L’Orange Bleue, 1994
JOUR 12
« De tout il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer
La certitude qu’il fallait continuer,
La certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé.
Faire de l’interruption un nouveau chemin,
Faire de la chute, un pas de danse,
Faire de la peur, un escalier,
Du rêve, un pont,
De la recherche…
Une rencontre. »
Fernando Sabino
JOUR 11
« à l’horizon on entend rouler en grondant les catastrophes à venir
grandit la tentation de s’isoler de camper sur du définitif en détestant toute contradiction
ainsi cuirassés séparés de nous-mêmes
laisserons-nous la peur nous servir de guide ?
Recueillir ensemble les preuves fragiles de notre résistance
nous étonner encore d’être
et sentir résonner le multiple
comme des étages soudain traversés par la même lumière
Un feu prend… »
Pierre Meunier
(texte de présentation du spectacle Les Etonnistes)
JOUR 10
« Ceux qui traînent au lit ou dans la baignoire,
ce sont les mêmes.
Il laissent monter jusqu'à leur cœur, le chant des baleines bleues, la fugue royale du temps qui passe. »
Christian Bobin La folle allure
Folio Gallimard
JOUR 9
« Je ne tomberai pas. J’ai atteint le centre.
J’écoute le battement d’on ne sait quelle divine horloge, à travers la mince cloison charnelle de la vie pleine de sang de tressaillements et de souffles.
Je suis près du noyau mystérieux des choses comme la nuit on est quelquefois près d’un cœur. »
Marguerite Yourcenar – Feux – Éd. Gallimard
JOUR 8
« Ralentie, on tâte le pouls des choses ; on y ronfle ; on a tout le temps ;
Tranquillement, toute la vie.
On gobe les sons, on les gobe tranquillement, toute la vie.
On vit dans son soulier
On y fait le ménage.
On n’a plus besoin de se serrer.
On a tout le temps.
On déguste.
On rit dans son poing.
On ne croit plus qu’on sait.
On n’a plus besoin de compter.
On est heureuse en buvant ;
On est heureux en ne buvant pas
On fait la perle
On est, on a le temps
On est la ralentie.»
Henri Michaux "Plume" Gallimard
JOUR 7
dans des cheveux d’enfant
puisque la gueule des amandiers
râle dans les jardins
aimons-nous
Et puisque l’homme mord son rêve
jusqu’au sang
aimons-nous c’est renaître. »
Jean-Pierre Siméon
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort
Éditions Gallimard 2017
« Dans la solitude, mais non pas solitaire,
reconduisons la vie, avec la certitude qu'aucun effort ne peut finir dans le désert.
Un jour viendra quelqu'un boira à pleines mains l'eau de lumière qui sourdra des pierres
de ce temps nouveau que nous sculptons.»
Miquel Martí i Pol
Extrait de - Le domaine de tous les domaines.
In Joie de la parole (Anthologie) Traduction - Patrick Gilfreu
Éditions Orphée – Collection La Différence
JOUR 5
« Je suis dans la clarté qui s’avance
Mes mains sont toutes pleines de désir, le monde est beau.
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres, les arbres si plein d’espoir, les arbres si verts.
Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers.
Je suis à la fenêtre de l’infirmerie.
Je ne sens pas l’odeur des médicaments. Les œillets ont dû fleurir quelque part.
Et voilà, mon amour, et voilà, être captif,
là n’est pas la question,
la question est de ne pas se rendre. »
Nazim Hikmet in Anthologie poétique
Éditions Babélio
JOUR 4
« Prends l’entier du ciel dans ton crâne !
Ouvre-le jusqu’aux horizons, jusqu’au levant,
jusqu’au couchant !
Fais tout entrer dans sa nacelle : nuages, constellations, planètes !
— Nous sommes si grands sans le savoir... »
Valérie Catherine Richez in Petite Âme
Éditions Unes
JOUR 3
« Il y a là un courage
sans muscles ni médailles
celui du galet qui lutte avec la vague
non pour la vaincre
mais pour réapparaître »
Jean-Pierre Siméon in "Politique de la beauté"
Édition Cheyne
JOUR 2
« De temps en temps se retirer de ce qu’on fait et gagner quelque hauteur pour respirer et dominer.
J’ai le cerveau comme une noix fraîche, et j’attends le coup de marteau qui doit l’ouvrir. »
Jules Renard Extrait de son journal
Édition Gallimard 1935
JOUR 1
« ...Avec le mot caresse on peut traverser un fleuve peuplé de caïmans...
...Il m’arrive de dessiner un mot sur le sol
Avec un mot frais on peut traverser le désert... »
Aimé Césaire tiré du poème Mot Macumba
Recueil « Moi, laminaire »
Éditions Seuil 1991